ENQUÊTE. Alternance : entre succès fulgurant et dérives

Selon des données encore jamais diffusées, le nombre de saisines du médiateur de l'apprentissage de la CCI Ile-de-France a été multiplié par trois en seulement trois ans. Derrière ces chiffres se cache parfois un quotidien difficile à vivre pour les alternants qui ont choisi une formation en vogue ces dernières années. Enquête

Source : Carte de participation au lancement du guide du routard de l’alternant 2023

Source : Carte de participation au lancement du guide du routard de l’alternant 2023

C’est le chiffre le plus haut jamais enregistré. En France, 837.000 contrats d’apprentissage ont été signés en 2022. Ce record a été permis par un grand nombre de réformes, dont la Loi Avenir Professionnel et de libéralisations, organisées depuis 2018, rendant l’alternance plus attractive pour les jeunes et plus simple pour les entreprises. « L’alternance est une voie de formation qui offre de nouveaux possibles et de meilleures conditions d’études pour les jeunes !», se réjouit la Ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels Carole Grandjean, présente lors du lancement du Guide du routard de l’alternance 2023. « On peut être extrêmement fiers du développement de l'alternance, du nombre de nouvelles formations, du nombre de jeunes en apprentissage ! », a-t-elle ajouté. Egalement présent au lancement, Yves Hinnekint, président de l'association Walt, co-éditrice du Guide du routard de l'alternant, a tenu à exprimer sa satisfaction.

« L’alternance n’est pas un long fleuve tranquille mais c’est une formation qui promeut l’excellence, la réussite des jeunes ! »
Yves Hinnekint, président de l’association Walt, we are alternants.

Lancement du Guide du Routard de l’Alternant 2023 par Carole GRANDJEAN au Musée des Arts et Métiers

Lancement du Guide du Routard de l’Alternant 2023 par Carole GRANDJEAN au Musée des Arts et Métiers

Malgré ces bons chiffres, qui ont une véritable répercussion positive sur l’insertion dans le monde professionnel,-deux jeunes sur trois sont en situation d’emploi six mois après leur apprentissage-, l'Observatoire de l’alternance, qui regroupe la Fondation The Adecco Group, le cabinet Quintet conseil et l’association WALT, révèle que 20% de ces contrats sont rompus avant la date prévue. Rien qu’en Ile-de-France, des données inédites que nous nous sommes procurées montrent que 2 779 contrats dépendant uniquement de la Chambre de Commerce et d’Industrie ont été rompus depuis le 2 janvier 2023, c'est trois fois plus qu'en 2019.

L’alternance repose sur une relation entre trois acteurs : l’apprenti, l’entreprise qui l’embauche et le centre de formation. Si l’un des trois n’est pas en phase avec les deux autres, vivre une formation sereine peut s’avérer compliqué, voire impossible. 

Alors, Pourquoi tant de ruptures ? Qui sont ces étudiants qui démissionnent ? Quelles sont les solutions pour améliorer les conditions d’alternance ?

Le boom de l'alternance : un eldorado pour les apprentis et les entreprises ?

Expérience professionnelle précieuse, reconnaissance sur le marché du travail, l'alternance a de quoi séduire. Au-delà de l'acquisition de compétences théoriques, elle promet des avantages indéniables après la fin de la formation.

Hakim, 28 ans, alternant dans une usine automobile à Toulouse, témoigne de son expérience positive en entreprise. “La charge de travail était conséquente et les enjeux élevés, mais la formation que j'ai reçue était exceptionnelle. Mon formateur, un ancien de l'usine, m'a transmis des connaissances précieuses et des compétences inestimables. Cette expérience a été déterminante : elle m'a permis de trouver ma voie et de décrocher l'emploi qui me correspondait vraiment.”

Son témoignage reflète l'essor de l'alternance depuis la fin de 2019, avec 88% des alternants se déclarant satisfaits ou très satisfaits de leur expérience cette, selon l’Observatoire de l’alternance. Pour Yves Hinnekint, président de l’association Walt, "L’alternance, c’est un cocktail qui marche : un jeune, un apprentissage, une rémunération, une expérience sur le cv, un tuteur, une formation."

De leur côté, les entreprises trouvent un avantage financier conséquent en embauchant des alternants. En 2022, 37% d'entre elles se tournent vers l'alternance pour minorer leur masse salariale et 30% pour bénéficier des aides exceptionnelles que l'État a mis en place dans le cadre du plan de relance. Effectivement, l'Etat alloue 6000 euros à chaque entreprise qui emploie un alternant. Thibault Ledroit, directeur recrutement et développement RH chez Wivetix Services, affirme que "depuis la prime de l'état, beaucoup d'entreprises se sont ouvertes à l'alternance mais pas pour les bonnes raisons".

L'alternance offre aux entreprises l'opportunité d'identifier de nouveaux talents et de rajeunir leurs équipes. Avec à la clé, le recrutement de jeunes candidats déjà formés et intégrés.

De cette réalité idyllique, certains alternants se trouvent bien éloignés. Jonglant entre études et entreprise, ils font état d'une très grande surcharge de travail.

On ne parle pas de 35, ni de 40 heures par semaine, mais bien plus.”

C'est dans ce contexte de surmenage que Paul, 26 ans, alternant dans une entreprise de consulting en finance à Bordeaux, livre son expérience : « La première chose qui m’a frappé, c’était le nombre d’heures de travail. On ne parle pas de 35, ni de 40 heures par semaine, mais bien plus. Je devais rester tard au bureau et souvent ramener du travail à la maison. Mon manager m’envoyait des messages et des mails à toute heure, même la nuit, et attendait une réponse immédiate. C’était comme si je n’avais pas le droit d’avoir une vie en dehors du boulot ou des cours à côté. »

Cette réalité soulève de sérieuses inquiétudes quant à l’équilibre entre le travail et les études, et le bien-être des alternants. Voilà ce que Luka, alternant dans une start-up spécialisée en développement de logiciels à Lyon, a raconté à ce sujet :

De plus, les apprentis sont souvent traités comme des employés de seconde zone, avec des salaires nettement inférieurs (100% du SMIC n'étant atteint qu'a partir de 26 ans) à ceux des travailleurs certifiés ou professionnels, malgré le partage des mêmes projets et des mêmes tâches.  « Au fil du temps, j'ai remarqué que l'entreprise me confiait beaucoup trop de responsabilités, sans me donner de reconnaissance ni une compensation financière. », confie Amélie, 23 ans, alternante dans une agence de communication à Paris.

Cela est d'autant plus vrai pour Yang, alternante dans une entreprise de maroquinerie, qui a constaté que les responsabilités qui lui étaient confiées allaient bien au-delà de ce qui était initialement inclus dans son contrat, sans aucune compensation financière.

L'apprenti, une main d'œuvre bon marché?


Dans certains cas, l'alternance peut conduire à des abus, avec des tâches de travail non adaptées au niveau de formation de l'apprenti, un traitement inapproprié, voire du harcèlement. Maud, 23 ans et alternante pour une enseigne alimentaire, dénonce cette situation : “L'apprentissage dans le supérieur : c’est open bar pour les employeurs ! ” .

Minorer les charges salariales ? Je ne peux pas nier que ça existe. Il y a des entreprises qui, dans une période de crise, ont pu voir dans le contrat d’apprentissage, une porte de secours”, avoue Yves Hinnekint. 
« Pour nous, prendre des alternants, c'est de la main d'œuvre quasiment gratuite et c'est pour cela qu'on continuera d'en prendre ».
Ilyes, boulanger chez la Boule Miche

Dans ce contexte tendu, le rôle des écoles est crucial pour rétablir le lien entre l'étudiant, son lieu de travail, et pour intervenir en cas de litige. Rachel Malsang responsable pédagogique au CFA 94 raconte que : “ Les centres de formation ont un rôle de facilitateur entre les entreprises et les apprentis. Nous nous occupons de tout ce qui est administratif, mais nous sommes aussi chargés de trouver des profils qui correspondent le plus aux besoins des entreprises.” 

Pourtant, les centres de formation en apprentissage sont souvent critiqués pour leur manque d'implication dans l'alternance.

Mandana Nassirian, responsable du service informatique chez FlashLab, n'a pas bien vécu sa première expérience en tant que tutrice : “ J’ai vraiment été surprise du manque d’implication de l’école. La seule fois où ils apparaissent c’est lorsqu’il y a des problèmes ou en fin d’année. Il y a un vrai manque d’accompagnement des jeunes.” Pour Thibault Ledroit, même constatation : “ Il y a vraiment une responsabilité qui n’est pas prise en charge par l’école, qui est de dire, j’envoie mes étudiants dans une entreprise sans savoir réellement ce qui va se passer.” En conséquences, les écoles perdent des entreprises partenaires recrutant dans leur établissement, comme l'explique Mandana Nassirian : " Je ne recruterai plus d'alternant dans cette école, car l'accompagnement est vraiment à déplorer."

Les écoles ont pour rôle d'établir le lien entre l'étudiant et son lieu de travail, assurant une correspondance entre les études et le poste. Malheureusement, des problèmes persistent, tels que la faible présence des écoles pendant l'alternance, la méconnaissance de l’environnement de travail des entreprises et un écart significatif entre la formation académique et celle sur le terrain. Rachel Malsang, souligne la difficulté des écoles dans le suivi des apprentis : “Il y a l’idéal et le réalisable. Le réalisable peut ne pas convenir à l’entreprise mais quand  on sait qu’il y a des difficultés avec un jeune, oui les liens sont plus réguliers.”

Ces problèmes peuvent avoir de graves conséquences pour les alternants, et les écoles doivent intervenir et apporter un soutien adéquat. Certaines se contentent de mettre en place des plateformes de suivi électronique, mais cela ne fait que masquer les lacunes réelles. Une responsable de la relation avec les entreprises a souligné dans un courriel aux tuteurs et apprentis l'importance de remplir ces plateformes sous peur de subir "des contrôles" des opérateurs de compétences (OPCO). Des efforts supplémentaires sont nécessaires pour garantir un suivi adéquat de l'alternance et respecter les obligations légales, surtout face à la hausse alarmante de 80,39% des ruptures de contrats d'apprentissage en trois ans en Île-de-France. 

Christian Mercuri, médiateur de l’apprentissage de la Chambre de Commerce et de l’Industrie d’Île-de-France, révèle que les apprentis évoquent des tâches inappropriées, un encadrement insuffisant et des impayés comme raisons principales de ses saisines qui mènent à des ruptures de contrat. Les secteurs de l'automobile, du commerce et des sciences sont également les plus touchés. Malgré une demande croissante en accompagnement, 34% des médiations aboutissent à une rupture de contrat, mettant en lumière l’urgence d'interventions ciblées pour aider les apprentis et les entreprises concernées. 

Source : chiffres officiels de la CCI Ile de France

Source : chiffres officiels de la CCI Ile de France

Mais une question se pose toujours : à qui profite réellement le système de l’alternance ? C'est l’OPCO, l’opérateur de compétences agréées par l’état, qui finance les formations en alternance. Dans le cadre d’une formation dispensée par un CFA, aucun frais n’est donc déboursé par l’entreprise ou l’étudiant, mais pour les écoles le système est différent. Malgré les aides allouées par l’état, les entreprises se retrouvent parfois avec une partie à leur frais, comme l’explique Thibault Ledroit, “L'alternance est une grande manne financière pour les écoles, car l'argent, elles le demandent à une entreprise et on voit bien que certaines écoles qui ont un tarif en formation initiale et un tarif en formation alternance largement plus élevé.”

La loi Avenir Professionnel qui est entrée en vigueur en 2018 a changé les choses pour les CFA. Leur financement a évolué, il se fait désormais au contrat, et depuis janvier 2020, n'est plus assuré par les régions mais par les opérateurs de compétence. Pour Christian Mercuri, médiateur de l’apprentissage de la Chambre de Commerce et de l’Industrie d’Île-de-France , cela a été un tournant dans l'intérêt que portent les CFA à leurs apprentis : " Avant, les CFA étaient subventionnés par les branches professionnelles, aujourd'hui ils sont financés par les OPCO au nombre de jeune placé, l'intérêt du CFA n'est donc plus le même".

En regardant du côté de l'international, l'alternance en Allemagne, en Suisse et en Autriche est souvent citée comme modèle. Ces pays partagent de nombreuses similitudes dans leurs systèmes de formation professionnelle, principalement parce qu'ils suivent tous l'approche duale. En Allemagne, les programmes d'alternance durent généralement entre 2 et 3,5 ans, avec 3 à 4 jours en entreprise et 1 à 2 jours en formation. En Suisse, environ deux tiers des jeunes optent pour une formation professionnelle, avec 230 formations en apprentissage. En Autriche, l'apprentissage est une voie très populaire, avec plus de 200 professions disponibles. En comparaison, l'alternance en France est moins répandue. Un comparatif approfondi des avantages et des limites de chaque système réalisé par nos soins offre des pistes pour améliorer l'alternance en France.

Médiateurs, associations et gouvernement se mobilisent pour l’avenir de l’alternance

L’alternance a donc fait ses preuves en France, même si elle reste moins implantée qu'à l'étranger. Si les succès et les points faibles de cette formation ont désormais été clairement identifiés, l’heure est aujourd’hui à la détection et à la mise en place de multiples solutions pour répondre aux problèmes. 

Tout d’abord, la médiation a été rendue obligatoire par la loi L6222-28 du code du travail. Cette obligation permet d’apaiser les tensions avant d’arriver nécessairement à une rupture de contrat. Les deux parties opposées peuvent instaurer un dialogue plus serein ou se référer au médiateur pour faire le lien. Cette nouvelle méthode a fait ses preuves puisque sur 540 demandes de médiation depuis le 2 janvier 2023, le médiateur de l’apprentissage de la CCI Ile de France, Christian Mercuri, a permis à plus de la moitié des contrats de se poursuivre. Un recours plus démocratisé et régulier à la médiation ou au dialogue dès la signature de chaque contrat serait une piste à envisagé.

Un grand nombre d’acteurs du monde de l’alternance ont également proposé des pistes de travail pour améliorer les conditions d’alternance, pour les écoles, les entreprises et les employés. Selon Christian Mercuri, il est indispensable de réduire la durée des contrats, ils ne devraient plus dépasser un an révolu. “Sur le master qui est en deux ans, il y a certaines dérives qui font que beaucoup d’apprentis démissionnent entre la première et la deuxième année. si on leur disait qu’ils ont deux contrats de deux ans, pour diversifier leur expérience, ça permettrait d'éviter de nombreuses ruptures.”, explique-t-il.

L’expert recommande également des vérifications plus intenses avant d’accorder la prime d’embauche de 6000 euros à n’importe quelle entreprise. « Il y a de bonnes entreprises, mais d’autres ne prennent des alternants que pour ça! », assure-t-il. « Il faut plus de temps et de moyens pour pouvoir vérifier les antécédents de toutes les entreprises approuvées, pour l’instant, ce n’est pas possible ».

La proposition la plus importante reste la création d'une formation obligatoire des tuteurs pour avoir le droit d’encadrer. Une solution poussée par le médiateur mais par tous les autres acteurs interrogés lors de cette enquête. Plus utopiste, Yves Hinnekint espère un jour voir l’alternance aux plus de 30 ans. “Je rêve d'un contrat en alternance universel pour tout le monde.”

Le mediateur de l'apprentissage rappelle tout de même qu'il ne faut pas necessairement penser le taux de rupture comme un chiffre entièrement négatif. Il rappelle que certains cas doivent mener à une rupture de contrat pour le bien de l'apprenti. “Parfois une rupture peut être quelque chose de positif. Si le jeune n’est pas à l'aise ou dans une situation dangereuse par exemple, il faut l'en sortir. Une rupture de contrat n’est pas toujours un échec !”